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Libre Expression | La réforme du franc CFA, une réforme ou un repositionnement des acteurs sur l’échiquier ?

Mis à jour le 26 mai 2020
Publié le 26/05/2020 à 3:31 , , , ,

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Le projet de loi n°2986 autorisant l’approbation de l’accord de coopération entre le Gouvernement de la République française et les Gouvernements des États membres de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA) est passée à la vitesse supérieure, présenté par Jean-Yves LE DRIAN, ministre de l’Europe et des affaires étrangères au nom d’Édouard PHILIPPE, Premier Ministre, le 22 mai 2020 vise à entériner le-dit Accord, signé à Abidjan le 21 décembre 2019.

En substance, c’est donc l’Accord du 21 décembre 2019 et ses implications qui importent ici. Avant tout il convient de spécifier que ni la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale ni les Comores ne sont concernés. C’est pourtant, probablement, le mille-feuille des institutions régionales qui a conduit à ce projet de réforme. En effet, depuis quelques années, l’idée d’une monnaie unique à l’échelle de la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), plus large que l’Union Économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA). Cette volonté implique une révision de l’Accord liant les États membres de l’UMOA et la République française, ne fut-ce que par expression de souveraineté des États n’ayant soit aucun lien historique avec la France soit leur monnaie propre.

Des discussions ont alors été entamées entre la France et les membres de l’UMOA en 2019 en vue d’une réforme reposant sur 4 axes :

  • le changement de nom de la devise (de franc CFA à ECO) ;
  • la suppression de l’obligation de centralisation des réserves de change sur le compte d’opérations au Trésor français ;
  • le retrait de la France des instances de gouvernance de la Zone ;
  • la mise en place concomitante de mécanismes ad hoc de dialogue et de suivi des risques.

Ces 4 axes sont le cœur de la réforme que le projet de loi français du 22 mai 2019 entend entériner. Concernant le changement de nom de la devise, il semble tout à fait logique. En effet, si les six États membres[1] de la CEDEAO, non-membres de l’UEMOA, rejoignent ces derniers pour partager un projet de monnaie unique, la sémantique et la symbolique du franc CFA serait une aberration. Le franc CFA, s’il s’agit bien depuis 1958 du franc de la communauté financière en Afrique, de sa création en 1945 à 1958, il s’agissait du franc des colonies françaises d’Afrique : CFA et CFA. Il va sans dire que la connotation coloniale est restée, dans l’imaginaire collectif d’une part mais dans la réalité également, particulièrement présente au travers de cette monnaie. En quoi des États comme le Cap-Vert ou encore le Sierra-Leone par exemple auraient dû accepter cet héritage sémantique controversé ? Bref, le contenu du premier axe est une logique implacable qu’il aurait été totalement inconvenant de détourner. Cependant, il ne s’agit pas de crier victoire trop rapidement, l’ECO ne sera possible que si l’ensemble des États parties respectent les critères de convergences déterminé par la CEDEAO soit :

  • déficit inférieur à 3 % du produit intérieur brut (PIB) ;
  • inflation inférieure à 10 % ;
  • dette inférieure à 70 % du PIB ;
  • des indicateurs fiscaux (recettes fiscales consacrée à la masse salariale inférieures ou égales à 35% et taux de pression fiscale supérieur ou égal à 20% du PIB).

C’est cette dernière catégorie de critères qui pose problème puisque, fin 2019, seuls le Niger, le Sénégal et le Togo respectent le premier des deux critères fiscaux ; seul le Togo respecte le second de ces critères.

De plus, politiquement, le Nigeria, qui s’était déjà illustré en janvier 2020 en choisissant unilatéralement le nom ECO pour la future monnaie unique, tend à repousser l’échéance de la création de l’ECO, initialement prévue en juillet 2020, sur base de l’argument du non-respect des critères de convergences par plusieurs États.

Le second axe est probablement celui qui apporte le plus de contenu à l’Accord. La situation actuelle (Accord de 1973) prévoit la centralisation des réserves de change. Il est prévu que la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) dépose au moins 50 % de ses disponibilités extérieures au Trésor français, sur un compte d’opérations. Ces dépôts sont librement accessibles, rémunérés et bénéficient d’une garantie de change. L’Accord du 21 décembre 2019 prévoit la suppression du compte d’opérations dès le préambule : « […] en convenant de supprimer le mécanisme de compte d’opérations […] ». En contrepartie de la garantie du Trésor français, la BCEAO est tenue de déposer a minima la moitié de ses réserves de change, obligation qui va donc disparaître. Mais par contre le régime de change fixe[2] et la garantie illimitée et inconditionnelle du Trésor français subsisteront. La BCEAO disposera donc de la totalité de ses réserves et de la liberté de leur allocation et placement. Notons toutefois que le compte d’opérations actuel garanti un taux de rémunération de 0,75 %. Ce taux avantageux actuellement disparaît lui aussi avec la réforme. La réforme implique la possibilité, pour la BCEAO, de retirer les sommes déposées sur le compte d’opérations selon des modalités qui seront fixées ultérieurement.

Quant à la garantie illimitée, elle ne présente que peu de risques car par sa construction et son fonctionnement, elle correspond à un mécanisme de prêt à la BCEAO, ce qui est confirmé par la création d’un compte de concours financiers ad hoc par l’article 46 de la loi de finance pour 2006 : « il est ouvert dans les écritures du Trésor un compte de concours financiers intitulé : « Accords monétaires internationaux » qui retrace, respectivement en dépenses et en recettes, les opérations d’octroi et de remboursement des appels en garantie de convertibilité effectuées par le Trésor au profit des banques centrales liées à la France par un accord monétaire international ». Cette garantie ne relève donc pas d’une garantie de l’État. Le risque d’activation de la garantie étant actuellement particulièrement faible du fait de la situation macroéconomique de l’UEMOA[3] et du niveau élevé des réserves de change[4]. La dernière activation du mécanisme de garantie date de 1994 et s’était soldée par une dévaluation de 50 % du franc CFA. Le franc fort freinait les exportations et sa dévaluation ne pouvait alors qu’améliorer la balance des paiements et augmenter la valeur des exportations…mais également doubler les prix des biens de consommation.

Globalement, le deuxième axe de la réforme ne concerne que la suppression du compte d’opérations auprès du Trésor français, supprimant ainsi un taux rémunérateur intéressant. Rien qui puisse être particulièrement préjudiciable à la République française, rien de vraiment préjudiciable à la BCEAO. Un degré de liberté supplémentaire mais pas de véritable révolution.

Le troisième axe est beaucoup plus clair et cinglant : le glissement du rôle de la France en celui d’un strict garant financier se traduisant par la fin de sa représentation dans les instances techniques de gouvernance de la Zone où elle ne disposera plus de droit de vote…hors cas de crise ! Il faut donc tempérer le retrait de la France puisque le « hors » cas de crise lui permet de garder un pied dans la place. L’article 6 de l’Accord du 21 décembre 2019 « prévoit la possibilité pour chacune des parties de demander une réunion lorsque les conditions le justifient, notamment en vue de prévenir ou de gérer une crise ».

Les articles 3 et 5 fixent quant à eux les principes généraux des relations entre la France et les instances de l’UMOA, en renvoyant le détail à des textes subordonnés (convention de garantie, échanges de lettres entre la France et la BCEAO pour fixer les modalités d’échange d’information nécessaires pour permettre à la France de suivre l’évolution de son risque, détermination par accord ad hoc des parties pour les réunions techniques de suivi).

Il semble au final qu’à l’exception des instances de gouvernance de la Zone, rien ne change vraiment… Notons également qu’il est prévu une personnalité indépendante et qualifiée pour siéger au Comité de politique monétaire de la BCEAO, choisie par le Conseil de Ministres de l’UMOA et la France.

Enfin, et en droite ligne avec ce qui vient d’être décrit ci-dessus, la mise en place de mécanismes ad hoc de dialogue et de suivi des risques, au-delà de la prévention des risques (ce qui est nécessaire), maintien la France dans son rôle actuel. Outre ce qui a déjà été évoqué au sujet des articles 3 et 5 de l’Accord, l’article 8 stipule que « lorsque le rapport entre le montant moyen des avoirs extérieurs de la BCEAO et le montant moyen de ses engagements à vue devient inférieur ou égal à 20 %, le garant [la France] peut, […] désigner, à titre exceptionnel et pour la durée nécessaire à la gestion de la crise, un représentant au Comité de politique monétaire de la BCEAO, avec voix délibérative ».

Retrait donc de cette instance de gouvernance mais possibilité de la réintégrer sous condition. Les deux autres (siège au Conseil d’administration de la BCEAO et à la Commission bancaire) étant toutefois réellement abandonnées.

Le point le plus important de l’Accord du 19 décembre 2019 est bel et bien l’abandon du compte d’opérations auprès du Trésor français. Les 50 % de réserve de change qui y étaient déposés n’étaient en quelque sorte d’une contrepartie de la garantie illimitée. Or cette garantie n’a été mise en œuvre qu’une seule fois en 1994. Ni la France, ni la BCEAO ne souhaitent une telle mise en œuvre, qui correspondrait de facto à une crise grave. Et en cas de crise grave, le nouvel Accord prévoit des mécanismes ad hoc. Il semble qu’entre l’ancien Accord de 1973 et celui-ci, les parties jouent un jeu à somme nulle. L’enjeu ne se situe pas dans l’Accord lui-même mais à sa périphérie. Premièrement, il s’agit d’une décision politique salutaire pour la France qui donne l’impression au monde de tourner la page d’une époque révolue. Pour les États membres de la UEMOA, politiquement, cela affirme leur souveraineté vis-à-vis des citoyens africains. Deuxièmement, l’opinion publique africaine ressent comme un signal fort cette décision qui inaugure un sentiment d’autonomie financière qui ne peut être que favorable au développement des activités économiques régionales, nationales et locales. Également, et c’est une dimension dont peu font la lecture, mais la Banque centrale européenne joue un rôle de contrôle beaucoup plus important que ce qu’il n’y paraît à première vue. Cela pourrait être un vecteur de coopération d’institution régionale à institution régionale à l’avenir (Union européenne/CEDEAO), dans l’ère du temps certes mais d’une puissance extraordinaire. Enfin, il ne faut pas négliger le rôle et/ou l’incidence d’autres organisations régionales :

  • L’Union Africaine (UA) qui, dans le cadre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZECLAF) dispose ainsi d’un « laboratoire » d’une monnaie unique africaine, ce qui pourrait augurer de belles perspectives d’avenir pour le continent ;
  • L’organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (OHADA) dont le rôle de sécurisation du climat des affaires vient en amont des indicateurs macroéconomiques. Notons que l’OHADA est l’organisation de référence dans le projet de Code européen des affaires.

Au travers et au-delà de cet Accord se met en place tout un écosystème de développement régional et continental, ponctué de rapports de coopération de type gagnant-gagnant avec d’autres organisations régionales hors d’Afrique (essentiellement l’Union européenne). Une dynamique de changement et de développement semble se mettre en place. De nombreux signaux faibles apparaissent (la réforme du franc CFA, la ZECLAF,…) et indiquent une Afrique de demain plus influente, plus réactive, plus puissante.

[1]     Cap-Vert, Gambie, Ghana, Guinée, Libéria, Nigéria, Sierra-Leone.

[2]     Vis-à-vis de l’Euro depuis la Décision du Conseil n°98/683/CE du 23 novembre 1998 concernant les questions de change relatives au franc CFA et au franc comorien.

[3]     Taux de croissance supérieur à 6 % depuis 2012, niveau d’endettement d’environ 50 % du PIB en 2019.

[4]     15,3 milliards d’euros fin 2019.

Stéphane MORTIER

Docteur en sciences de gestion (Paris 1 Panthéon Sorbonne)

Chargé de cours à l’université de Likasi (RDC)

Membre du laboratoire d’analyse économique des lois (Lubumbashi)

Vice-président de l’association pour l’unification  du droit en Afrique

Membre du comité d’organisation du Débat Africain de l’Intelligence Economique

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