Analyses Culture

Didiga Festival, la culture c’est la Paix! / Philippe Di Nacera

Mis à jour le 4 mars 2021
Publié le 25/03/2018 à 8:09 ,
Ce week-end, j’ai pris la route. Elle était longue et mauvaise. Je ne savais pas trop ce que je trouverais, arrivé à destination.
 
Le terminus de mon voyage était Yacolidabouo, dans le département de Soubré, au sud-ouest du pays. Ici, en plein pays bété, une succession de jolies surprises, en forme de découvertes, m’attendait. Une ambiance bonne enfant, d’abord, simple et chaleureuse, dans un village propret qui a tout d’une grande ville. Découverte d’un lieu. La valorisation des mémoires, ensuite, en premier lieu celle de l’action d’un homme, Marcel Zadi Kessy, acteur principal du développement de son village, dont la famille, en particulier son frère Eugène, et les habitants de Yacolidabouo, s’attachent à perpétuer l’œuvre. C’est une intuition visionnaire, qu’il a mise en pratique dans ce village, berceau de sa famille : l’idée que les populations peuvent elles-mêmes se prendre en main. Et Yacolidabouo s’est transformé. Ce n’est qu’ensuite qu’il a théorisé le système qu’on pourrait nommer « l’auto-développement ». Découverte d’une histoire. La volonté de partage, aussi -c’est le sens même du Didiga festival- d’une culture complexe et profonde, la culture bété, axée sur l’oralité. Une oralité qui semble pouvoir prendre plusieurs formes, y compris musicale et dansante. Découverte d’une culture. C’est pour honorer la mémoire du Professeur Bernard Zadi Zaourou, chantre et transmetteur de la culture bété, que le Didiga festival a vu le jour. Et enfin, un temps réservé à la réflexion, d’une grande profondeur, avec la brillante conférence donnée par le Professeur et éditorialiste de PôleAfrique.info, Séry Bailly. Découverte d’un savoir. Une succession de découvertes qui vous font dire que votre temps a été bien employé.
 
C’est sur cette dernière belle surprise que je voudrais m’attarder, tant les connaissances partagées par le professeur Séry Bailly, ses analyses aussi, accompagnées de celles du professeur Zigui Koléa, sont inspirantes pour la Côte d’Ivoire toute entière. 
 
Le Professeur, s’appuyant sur la quintessence de la culture bété, et par là-même de la culture ivoirienne, pleine de sagesse, entretenait son auditoire sur un sujet d’intérêt national : « Le cheminer ensemble ». Toute personne qui arrive en Côte d’Ivoire, entend cette expression populaire, qui est dans toutes les bouches, « On est ensemble! ». Peu savent, moi le premier, qu’elle vient de loin, du pays profond. Elle puise sa source dans la culture bété, à travers la phrase « waa-bhli-niê ». Son sens est quasi philosophique. Il ne s’agit rien moins que rechercher « une conscience de vivre dans un monde commun ». Se référant à son maître Memel-Fotê, Séry Bailly, développe la métaphore de la toile d’araignée pour expliquer l’existence de liens ténus, fragiles mais bien présents, entre les individus qui appartiennent à une même communauté. Elle « incarne l’être ensemble. Elle désigne l’ensemble de la société, une totalité non uniforme et même contradictoire, mais solidaire, fragile, sensible, et pourtant capable de ténacité. (…) En elle, toutes les parties sont liées. Ce qui arrive aux uns, affecte les autres, la moindre vibration est ressentie par tous ». Certes, des accidents, une tempête, peuvent déchirer la toile et couper le lien. Le « cheminer ensemble » s’emploie à trouver le chemin de modération qui permet à chacun, dans sa spécificité, d’avancer pour lui-même, en prenant soin du lien qui le relie aux autres, tout en contribuant à insuffler le dynamisme du mouvement qui fait grandir la toile. En Europe, beaucoup d’auteurs ont cherché à définir la Nation. Je n’ai jamais trouvé définition plus poétique, profonde, imagée, de la Nation comme « volonté de vivre ensemble une communauté de destin » (conception issue de la philosophie des lumières et de la Révolution française), qu’avec l’allégorie de la toile. Cet ensemble de connections fragiles, il convient de le protéger, malgré les différents, pour « cheminer ensemble ». C’est certes un chemin incertain, difficile. Car le mot « bhli  » dans « waa bhli niê », peut aussi bien avoir le sens de « cheminer sur une route » que « tomber » ou « se perdre ». « La question fondamentale est la suivante », commente le professeur : « comment cheminer pour ne pas tomber ni se perdre et arriver à destination? ». Voilà le message fort du Professeur Sery Bailly. Pour cela, il faut avoir conscience de la destination (c’est-à-dire, la vision de la société), choisir sa route (en ayant conscience de ses forces et faiblesses), gérer les carrefours (faire des choix acceptés par tous sur les grands sujets comme les migrations, le foncier, la souveraineté, etc) et définir un rythme par lequel on avance ensemble. Au final, si le « waa bhli niê peut servir de fondement à la solidarité afin de ne laisser personne au bord de la route, tout en enseignant l’autonomie », c’est dans l’application du « cheminer ensemble » dans la sphère politique que Séry Bailly en appelle à la responsabilité des leaders : « On perçoit la nécessité d’une vision nationale et panafricaine, fondée sur la démocratie et la concertation, l’unité dans la diversité et la préservation de la toile fragile ».
 
En écoutant le Professeur Séry Bailly, on ne pouvait s’empêcher de se dire que les intellectuels du pays, quelles que soient leurs options politiques, pourraient sauver la Côte d’Ivoire, s’ils avaient dans la sphère publique la place qui leur conférerait une influence décisive. les politiques devraient plus les consulter, les médias, plus les valoriser, les intellectuels eux-même, plus s’engager.
On ne pouvait non plus s’empêcher de penser à la notion d’« Ivoirien nouveau ». On en Comprenait mieux, et la nécessité et les contours. Car il puise sa nouveauté dans les tréfonds de la culture ivoirienne et n’est rien d’autre que la nécessité de retisser la toile déchirée.
 
Cheminer ensemble n’est donc pas chose facile. Cela est vrai pour un couple comme pour une nation. C’est aussi vrai pour toute forme d’association. Salif Traoré, alias Asalfo des Magic System, a apporté au débat une contribution aussi sensible et pleine d’humilité que déterminante lorsqu’il a raconté comment, il y a dix ans, les Magic System ont failli se séparer, chacun étant tenté par une aventure plus personnelle. Avec émotion, il a raconté ce soir parisien, pluvieux et froid, où il a réuni, en tant que grand frère de ses compagnons, les membres du groupe afin de leur rappeler les valeurs profondes qui avaient présidé à sa création, ainsi que la route qu’ensemble ils avaient emprunté. Il les avait laisser décider de la suite à donner au groupe. Aujourd’hui, plus forts que jamais, les Magic System fêtent leurs vingt ans de compagnonnage. « En dehors de nos familles biologiques respectives, nous formons une cinquième famille », dit Asalfo. À sa manière, il a illustré les propos du Professeur Séry Bailly et montré comment Magic System, puisant dans ses valeurs, ses racines et les liens qui unissaient ses membres, a surpassé sa crise pour poursuivre ensemble un chemin commencé ensemble vers une destination choisie ensemble. « Destination n’est pas arrivée », dit le professeur. « Ça se retrouvera dans une chanson », répond le chanteur. Ce 24 mars, Yacolidabouo concentrait toutes les évidences que la Côte d’Ivoire ne devrait plus jamais oublier : la culture c’est la Paix!
 
Philippe Di Nacera
Directeur de la publication
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