Côte d’Ivoire

RÉCIT – « Moi, Ahmed, 37 ans, migrant ordinaire… » (Épisode 3)

Mis à jour le 18 juin 2018
Publié le 06/12/2017 à 12:53 , , ,

C’est l’histoire, dramatique et émouvante, d’un migrant ordinaire. Il est Ivoirien et comme les autres, il a un jour de décembre 2016 décidé de partir, un rêve d’Europe en tête. Comme les autres il a été pris dans les griffes des vendeurs d’illusion, passeurs, esclavagistes, intermédiaires véreux… il n’a évité aucun des pièges qui l’attendaient en chemin. Il a tout connu de la douleur de ces jeunes africains sub-sahariens qui, du désert du Niger à la mer Méditerranée en passant par la Libye, ont tenté leur chance pour souvent trouver la mort. Lui, a réussi. Mais à quel prix ? Pour les besoins du récit nous l’appellerons Ahmed. Il a accepté, depuis la France où il réside désormais en clandestin, de parler à PoleAfrique.info. Un récit glaçant que nous proposons en cinq épisodes.


Épisode 3 – « La Libye, c’est la maison du diable »

Résumé de l’épisode 2 – Ahmed, Ivoirien de 37 ans, a pris la route d’Abidjan vers Niamey, puis de Niamey à Agadez et d’Agadez jusqu’à la frontière entre le Niger et la Libye pour traverser la Méditerranée et se rendre en France, avec son frère cadet, mineur, et une jeune fille sur qui il veille depuis le départ. Déjà rançonné tout au long du chemin, il a dû payer les geôliers qui ont emprisonné son frère et la jeune fille à Niamey et se faire envoyer 800 000 francs supplémentaires par un ami pour traverser le désert d’Agadez à la frontière libyenne. Humilié par ceux qui le transportent, il ne se doute pas qu’il a déjà été vendu comme esclave avant même d’arriver en Libye.

 En proie au désordre depuis la chute de Mouammar Kadhafi en 2011, la Libye est un territoire instable. Plusieurs groupes armés se disputent le contrôle de ce pays qui n’est pas signataire de la convention de Genève sur les droits de l’homme. Une véritable jungle qu’Ahmed va découvrir avec ses compagnons de route, son frère et une jeune femme qui lui a été confiée au départ d’Abidjan. Déjà éprouvés, c’est l’enfer sur terre qu’ils s’apprêtent à affronter.

« Dans le premier village libyen, nous avons trouvé un autre poste de contrôle. Des gardes frontaliers libyens nous ont intimé l’ordre de descendre des véhicules. Un rang a été fait. Nous nous sommes fait déposséder de tout ce qu’on avait. Après cela, nous nous sommes remis en route. Les passeurs nigériens nous ont laissés dans des plantations toujours à la frontière libyenne. Nous avons passé trois jours à travailler de force dans ces champs, sous la menace d’armes à feu. Tu refuses, tu te fais tirer dessus. Les heures de travail étaient rémunérées et ce sont nos convoyeurs qui empochaient l’argent. Après plusieurs plaintes et murmures, nos passeurs ont décidé de nous emmener à Sebah, la première ville libyenne. Nous avons dû éviter des barrages et poursuivre notre périple dans le désert avant d’atteindre cette ville. Une fois à Sebah, les passeurs nigériens nous ont emmenés dans une cité déserte. Un grand portail en fer obstruait l’entrée de ce lieu. Ils nous ont conduits dans une maison inhabitée et nous ont demandé d’attendre là, afin que nos contacts viennent nous chercher pour le voyage vers Tripoli. Des hommes en armes, venaient nous chercher par nombre de cinq personnes. Et chaque fois qu’ils revenaient, seuls, on constatait qu’ils avaient avec eux de fortes sommes d’argent. Nous en avons donc déduit qu’ils allaient nous vendre. Enfermés, surveillés par des hommes armés, nous ne pouvions pas sortir. Notre tour est arrivé. J’ai vu l’argent échangé pour notre vente, dans des sachets. La fille, mon frère et moi avons été transportés vers une destination inconnue, toujours dans cette ville. Vu ce que nous avions déjà vécu jusque-là, je m’attendais au pire ».

Il s’est développé en Libye, une véritable industrie du kidnapping et de la torture de migrants clandestins. Les migrants sont faits prisonniers et des rançons à leurs familles exigées par leurs ravisseurs. Médecin Sans Frontière (MSF) en Libye estime que le montant des rançons réclamées pour la libération des migrants retenus de force, s’élève de 1000 et 3000 euros, soit de 650 mille à 2 millions de FCFA. Plusieurs témoignages laissent penser que les conditions de détention sont pires que dans les prisons ordinaires.

« C’est à 19h qu’ils sont venus nous chercher prétextant nous conduire à nos passeurs pour l’Europe. Nous avons embarqué dans un pick-up et conduits dans une autre ville dont j’ignore le nom. A l’entrée de cette cité, nos convoyeurs ont récupéré nos passeports et le peu d’argent qu’il nous restait. A ce moment-là, je n’avais plus rien. Ils nous ont conduits jusqu’à une résidence au cœur de la ville. Une très belle maison qui ne laisse aucunement présager que vous êtes dans une prison. Nous avons passé un premier portail, puis un second avant de trouver le salon de cette résidence. Là, était assis un arabe blanc, avec ses acolytes, un ivoirien et un togolais, qui se tenaient debout de part et d’autre de lui. Il a inscrit nos noms dans un cahier et demandé à ses hommes de nous conduire dans une autre pièce. Je savais que je venais d’être fait prisonnier mais je ne me doutais réellement pas de ce qui m’attendait. Dans cette pièce où nous avons été conduits, il y avait des dizaines de personnes entassées comme du bétail. J’ai pu dénombrer plus de 500 personnes. Avant d’entrer dans la pièce, un ami avec qui je suis arrivé dans ce lieu, a voulu se plaindre. Un garde l’a giflé. Il a ensuite été copieusement passé à tabac. Je me suis aussitôt muré dans le silence. Nous sommes restés là. Nous mangions une fois par jour. On nous cuisinait de la farine avec de l’eau chaude. A 15, on partageait le repas d’une personne. Chacun prenait une poignée à tour de rôle, jusqu’à finir l’assiette. Beaucoup de personnes sont mortes de faim dans cet endroit surtout celles dont les parents n’ont pu envoyer de l’argent à temps, pour leur libération. J’en ai vu mourir devant moi. L’un d’eux est allé jusqu’à boire son urine tellement il avait faim et soif. Nous étions quotidiennement frappés, pour un oui ou pour un non. Des filles se sont fait violer. Pour certains contres un peu de nourriture. Un jeune a tenté de s’évader. Les libyens lui ont cassé les pieds. Il y avait du sang partout sur les murs. Ce que j’ai vu comme atrocités dans cette maison du diable… je ne peux même pas tout raconter, tellement elles sont nombreuses. On avait droit à une minute d’appel téléphonique par jour. Ces quelques secondes d’appel, c’était pour joindre nos parents afin qu’ils paient la rançon de notre libération. Pour mon frère et moi, elle s’élevait à 400 000 FCFA », révèle le jeune homme.

Selon l’ambassadeur de Côte d’Ivoire en Libye, on dénombrait plus de 589 migrants ivoiriens en situation de détresse dans le pays. Le lundi 20 novembre 2017, Les autorités ivoiriennes ont organisé le rapatriement de 155 migrants volontaires en Côte d’Ivoire. Une opération qui s’est poursuivie deux jours plus tard, le mercredi 22 novembre, avec le retour de 166 autres migrants sur les bords de la lagune Ébrié. Mais pour ce faire, il a fallu parcourir plus de 5000 kilomètres à travers la Libye afin de ramener les migrants libérés en un même lieu, avant le départ pour la Côte d’Ivoire. Des prisons, comme celle dans laquelle croupit notre voyageur clandestin, pullulent dans le pays.

« Mes geôliers m’ont dit qu’il fallait que j’appelle mes parents à Abidjan afin qu’ils paient la rançon de notre libération, à mon frère et moi. Pour m’obliger à le faire ils m’ont branché du courant sur le cou et sur mes reins. L’argent devait être envoyé par Moneygram au nom d’un certain Muntari Zacharie Yao au Niger. J’ai donc décidé d’appeler ma sœur. Elle ne me croyait pas et pensait que c’était une ruse de ma part pour lui soutirer de l’argent. Je l’ai appelée plusieurs fois jusqu’à ce qu’un jour, je me fasse bastonner alors que j’étais au téléphone avec elle. C’était leur technique pour convaincre les familles. Je l’ai suppliée de m’aider, entre cris et pleurs. J’avais peur de mourir. Elle a eu peur elle aussi. Elle a pris conscience de la gravité de la situation et a envoyé les 400 000 FCFA réclamés. J’ai vu un garçon se faire taper jusqu’au sang par quatre hommes parce qu’il n’arrivait pas à obtenir l’argent nécessaire. Nous avons ainsi été libérés, avec mon frère, après 6 jours dans cet enfer. Malheureusement, nous n’avons pas pu faire sortir la jeune fille sur qui je devais veiller. Nous n’avions pas pu réunir la somme exigée. Elle est restée dedans. Nous errions dans la cour de cette même résidence mais cette fois, en liberté. Il n’y avait rien à manger et nous ne savions pas où partir ni comment. Le libyen blanc qui nous avait enfermés, refusait de nous donner de la nourriture. Nous avons donc décidé de sortir de là. Dehors, on nous a indiqué un lieu où on pourrait trouver d’autres migrants comme nous. N’ayant pas le choix, nous sommes partis avec la peur de nous faire kidnapper de nouveau. Mais fort heureusement, nous avons rencontré un jeune ivoirien qui nous a donné du pain. En ce même lieu, un autre homme d’un âge plus avancé, s’est adressé à nous en anglais. On ne comprenait pas ce qu’il disait mais il a bien voulu mettre un téléphone à notre disposition, pour passer un appel. J’ai saisi l’opportunité pour joindre mon contact ivoirien à Abidjan. Ce dernier nous a recommandé de nous rendre à Tripoli chez le malien, dont je vous ai parlé au début de mon histoire. Le vieil homme a proposé de nous y emmener. Il nous a recueillis chez lui pendant trois jours. Là, d’autres libyens ont encore inscrit nos noms dans un cahier avant de nous mettre dans des véhicules pour Tripoli. Mais en route, ils nous ont fait descendre à Benghazi, une autre ville libyenne en plein désert. Ils nous ont obligés à travailler là, sur de gros tunnels. Surement ceux construits par Mouammar Kadhafi et bombardés par l’armée française, lors de sa chute en 2011. Nous y avons passé trois jours à travailler d’arrache-pied avant qu’on ne veuille enfin nous libérer et nous mettre dans un car pour Tripoli. Par la grâce de Dieu, nous sommes arrivés dans la capitale libyenne et avons trouvé notre contact malien, qui nous a pris en charge. Il n’était pas là et avait donné ordre à l’un de ses employés de s’occuper de nous. Mais ce ne fut pas facile car mon frère et moi sommes tombés malades à Tripoli. J’ai même eu peur que sa santé se dégrade davantage. Dieu merci, tout est finalement rentré dans l’ordre. »

Les deux frères sont donc à Tripoli. Un chapitre, dramatique, se clôt, un autre s’ouvre. Comment franchir la Méditerranée ? Une longue attente commence à nouveau. Mais elle n’est pas dénuée de dangers.

« Une fois, en allant acheter du pain, j’ai échappé de justesse à un kidnapping.  Depuis ce jour, j’ai décidé de ne plus sortir. Nous avons passé un mois chez le malien. Son homme de main nous rassurait chaque fois qu’on nous enverrait à Zabrata et de là, nous pourrions embarquer pour l’Italie. Le jour du départ est enfin arrivé. Mais une fois dans la ville, on ne nous a pas conduits aux embarcations. Nous avons encore travaillé pendant un mois pour des libyens, essentiellement dans des champs ou dans des maisons, dans un autre quartier de la ville, avant qu’ils décident enfin de nous conduire au bord de la mer », raconte Ahmed.

La Méditerranée, véritable jonction entre trois masses continentales, l’Europe, l’Afrique et l’Asie, s’étend sur plus de 3 800 Km, d’est en ouest. Une vaste étendue maritime de 800 km, sépare les côtes italiennes et libyennes. Insuffisant pour dissuader les candidats à la traversée clandestine à destination de l’Europe. Chaque jour, des dizaines d’embarcations avec à leurs bords plusieurs centaines de migrants, sont mises à l’eau à partir de Zabrata, ville côtière de Libye, en direction de l’île de Lampedusa en Italie. En 2017, on estime à 5000, le nombre de migrants à avoir péri en Méditerranée, dans ces embarcations-mouroirs, en tentant de rallier l’Europe. Ahmed et son petit frère, sont enfin sur les rivages de la Méditerranée, en passe de faire la traversée, pensent-ils. Mais ils doivent attendre leur tour encore bien longtemps.

« Lorsque nous sommes arrivés au bord de la Méditerranée, nous avions cru partir tout de suite, selon ce qu’on nous avait dit. Ce même jour, une douzaine de bateaux avait été mis à l’eau. Nous étions donc confiants, sans se douter qu’on y passerait plus de temps que prévu. Nous avons été logés au bord de l’eau dans des maisons apparemment construites spécialement pour accueillir des migrants. Nous dormions à même le sol. Ce fut notre quotidien pendant plus de trois mois, dans l’attente d’un éventuel départ. Un jour, nous avons eu une surprise. La fille dont j’avais la charge et que j’avais été obligé d’abandonner en prison, nous a rejoints. Elle avait pu appeler ses parents qui s’étaient acquittés de sa rançon. Nous étions donc de nouveau réunis. Notre passeur nous disait chaque fois, que notre tour viendrait. Nous attendions. Mais pendant ce temps, des libyens venaient de temps en temps nous chercher pour aller travailler, gratuitement, pour eux. Après tout, nous n’étions que des migrants clandestins. A l’approche du mois du jeûne musulman, en juin 2017, notre passeur, en bon pratiquant de l’Islam, a promis de nous faire partir. C’est ainsi qu’un jour aux alentours de 17h, nous avons enfin embarqué à bord d’un zodiaque, en direction des côtes italiennes. Dans ce bateau qui pouvait au plus embarquer 50 personnes, nous étions entassés à 140. Ma protégée n’a pas pu partir avec nous. Elle n’avait pas encore l’argent nécessaire. Nous avons dû nous séparer une deuxième fois. Nous avons navigué toute la nuit jusqu’au lendemain matin. Puis le moteur du zodiac s’est tu.  Panne sèche en pleine mer, au milieu de nulle part. Nous n’avions plus de carburant. Abandonnés à notre sort et encore à des centaines de kilomètres des côtes Italiennes, j’ai perdu l’espoir. Toutes ces peines pour mourir ici, en mer…. Notre capitaine naviguant, nous a demandé de prier car seul Dieu était en mesure de nous aider. Chacun d’entre nous, sur l’embarcation est donc entré en méditation, dans l’attente d’un miracle. Toute la journée, les vagues nous ont balloté de droite à gauche, jusqu’à 17h. Nos prières ont enfin été entendues. Au loin, quelqu’un a aperçu une antenne. Celle d’un gros bateau. Nous avions peur d’avoir affaire à des libyens tout en espérant voir des gardes côtes italiens. Nous en avons débattu entre nous. C’était finalement un navire italien. Nous allions être sauvés. Il n’y a eu aucun cri de joie sur notre embarcation. Nous étions tétanisés par une joie rentrée et surtout la conscience d’avoir échappé à la mort. Les gardes côtes italiens ont d’abord secouru les femmes et les enfants avant que les hommes suivent. Ce jour-là, nous avons appris que d’autres embarcations n’avaient pas eu la même chance que nous. Elles avaient chaviré et des centaines de personnes avaient disparu dans l’eau. Certains avaient été sauvés. Nous avoisinions les 800 à 1000 personnes secourues ce jour-là dans les eaux italiennes. Les marins nous ont conduits dans un port de Sicile. Nous avons passé trois jours supplémentaires en mer avant d’y arriver. Après avoir affronté le désert libyen, la prison, le travail forcé et les vagues impitoyables de la mer Méditerranée, j’étais enfin arrivé à destination. Et mon frère avec moi. 6 mois après notre départ, Nous étions en Europe. Nous avons quitté Abidjan le 19 décembre 2016 et sommes arrivés en Sicile précisément ce 19 juin 2017. Mais la joie a été de courte durée. Entre la réalité et le rêve, se dresse un fossé. Je n’allais pas tarder à le découvrir. L’espoir a très vite laissé la place à la désillusion ». Ahmed et son frère vivent leurs premiers jours sur le sol Européen, bien loin de leurs rêves d’enfants.

Éric Coulibaly
Source : rédaction Poleafrique.info

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