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Pour Al Jarreau / Sery Bailly

Mis à jour le 1 janvier 2019
Publié le 06/03/2017 à 11:42

Morts ou vivants, il y a des gens dont la vie exemplaire nous enseigne beaucoup  de choses. Parfois leurs exploits nous laissent sans voix. Tel est le cas du chanteur Al Jarreau dont la voix fait plus que nous enchanter.

On ne se prête pas d’attention les uns aux autres parce que nous sommes occupés à affronter chacun les défis prosaïques de la vie. Quand la mort survient et frappe, vient un temps d’arrêt pour s’interroger et réfléchir. Certains pour faire leur bilan et la manière dont ils ont traité leur frère Abel. D’autres pour savoir s’ils ont mérité d’aller au ciel. Qu’as-tu fait à et pour ton frère ou ta sœur qui s’en va ou qui reste ?

Il s’appelait Alwin Jarreau, de son vrai nom. Et il était un musicien célèbre. Ma curiosité musicale m’avait amené à croiser son chemin. Il s’est éteint deux jours après avoir décidé d’arrêter sa carrière. C’est à peine s’il n’est pas mort sur scène, ce qui est considéré par certains artistes comme une forme de consécration, l’équivalent d’une mort en pèlerinage pour les religieux.

La musique n’est pas un lieu où échouent ceux qui ont échoué dans la vie. Diplômé de psychologie, il a fait une maitrise avant de décider de faire de la musique de façon professionnelle. Plusieurs doctorats honorifiques lui ont d’ailleurs été décernés aussi bien pour son talent artistique qu’à cause de son intérêt pour les questions intellectuelles et éducatives.

On peut dire qu’il avait une belle voix. On peut dire qu’il chantait bien. On peut dire aussi qu’il a produit de nombreux disques. On peut dire enfin qu’ila obtenu de nombreuses récompenses. Tout cela serait d’une platitude telle que je me garde de le faire. On peut s’en convaincre simplement en consultant diverses sources d’information. Si je veux dire quelque chose d’original, ce que vous attendez sans doute de moi, je dois chercher ce qu’il représente pour moi. Ainsi, les valeurs qu’il a vécues, incarnées et promues nous parleront à nous tous, quel que soit le lieu où nous nous trouvons.

Al Jarreau est d’abord une bouche de la souffrance. La première chose qui m’a frappé en le regardant tout en l’écoutant, c’est la manière dont il torturait sa bouche sans doute pour mieux articuler son verbe. La bouche dit par ses sonorités mais aussi par sa forme. J’ai pensé à une métaphore de la souffrance. Souffrir pour dire la souffrance ! Il ne chantait pas pour bercer ni endormir mais tenir en éveil, faire sentir la souffrance.

Je l’opposerais à des chanteurs mielleux comme Nat King Cole, Barry White et plus loin Benny More et Abelardo Barroso pour ceux qui s’intéressent à la musique cubaine. Cette opinion ne veut en rien dire que je n’aime pas ces chanteurs et qu’ils n’ont pas de talent. Après tout, le miel n’est pas si désagréable !

En effet, je ne saurais rejeter certains compagnons avec lesquels il a cheminé. La trompette bouchée d’un Miles Davis ne renvoie ni à l’abdication ni à la soumission. Il en va de même de l’art de personnes comme Joe Sample, David Sanborn,  Rick Braun et George Benson.

Cependant, je le rapprocherais de voix dérangeantes comme celles de John Lee Hooker, L. Hopkins et même Celia Cruz. Par sa voix piquante, comme du piment noir, et son corps constamment en mouvement, la vieille mère Celia est toujours dérangeante ! Je pense même à la voix envoûtante, lourde et angoissante de Paul Robeson.

Parfois Al Jarreau me semble plus proche des clowns que de ceux qui sont fascinés par le modèle affirmatif, avec leur voix suave et leur élégance rassurante, valeurs choisies pour séduire et non déranger. Ils ont une haute opinion d’eux-mêmes. Ils ne sont pas sérieux et ils se prennent au sérieux !

Souvenons-nous de ce que disait Clyde, l’ami d’Edgard Hoover, le grand patron du FBI: « Cuba était le pays qui nous appartenait le plus ». C’est dans le film «  Les malheurs d’Edgard ».  Qualifiant le grand Fidèle de « fils de pute », il lui en voulait d’avoir cassé leur « jouet » ! Ils jouaient au sérieux !

Pendant ce temps, Nat King Cole chantait en espagnol comme l’exigeait sans doute le marché cubain du moment. Et notre frère Nat King Cole chantait « Si Adelita s‘enfuit avec un autre, je la poursuivrai sur terre et sur mer » ! La belle Adelita a échappé à la Baie des Cochons et Fidèle est mort de sa belle mort sans qu’on ne réussisse à détruire son image.

Chez nous, le vieux Ménékré dit qu’il a la capacité de redresser tout ce qui est tordu. Le redressement est salutaire. Personne ne peut le refuser. Le problème est que le monde est tordu. C’est cette réalité sur laquelle il importe d’abord de s’accorder avant de constater qu’il n’y a pas assez de redresseurs de tort.

C’est dans ces conditions qu’on voit que la voix d’Al Jarreau est humaniste en deux sens. Il y a celui qu’on peut rapporter à l’histoire des idées et celui de l’empathie qui relie aux autres humains. On peut souffrir que cette dernière ait débouché sur l’humanitaire.

Sa voix vient de l’intérieur (ventre, poumon, bouche, lèvres), de la profondeur de soi. L’humanisme met l’homme au centre de l’action. Un peu comme ceux qui ont mis le soleil au centre de l’univers. Le « par l’homme » de la Renaissance n’est pas soumis aux machines inventées par lui, aux technologies créées par lui, aux instruments divers qui peuplent ses orchestres et veulent réduire sa place. L’homme se distingue de l’électronique qui permet de tout programmer et de se passer de l’homme. Al Jarreau renvoie ainsi à une mise en question de ce qui est artificiel et tend à échapper à l’homme. La voix humaine finit par nous rappeler que l’homme est au centre, au cœur, et devrait être dans nos cœurs.

De là sa participation à l’aventure et à l’engagement de “We are the world” pour promouvoir le partage, s’identifier à l’homme, à tous les hommes et au monde !  Il ne dit qu’une phrase, « and so we all must lend a helping hand » (Et nous devons tous tendre une main secourable), mais c’est sa contribution, sa pierre, sa goutte d’eau.

Sa solidarité avec l’homme et avec le monde souffrant, son engagement et sa promotion de la liberté ne sauraient menacer l’homme. N’attendons pas de lui qu’il se fasse exploser dans un attentat suicide parce qu’il est mécontent de l’état du monde et du sort des hommes. Il n’est pas ce genre d’homme ni d’artiste. Il lui suffisait de tordre sa bouche, de dégoût ou de malice.

Chacun peut voir qu’il ne s’agit pas, pour sa voix, de produire de la cacophonie, du désordre. La liberté n’exclut pas la maîtrise de soi et de sa voix ! Ce que nous voyons et entendons, c’est plutôt  une sculpture ou une plastique de la voix. Celle-ci se constitue en instrument de musique : imitation de la guitare basse, percussion vocale, improvisations dans des « scat » sans mots ni syllabes, purs jeux de sons. A quoi tout cela conduit-il ? Au jeu de l’enfance et de l’innocence. A l’imprévisibilité et au refus des dogmes rigides et mortifères.

C’est donc à juste titre qu’on le compare à un acrobate ou à un oiseau (Birdman Al). Ce n’était pas parce qu’il cherchait à s’esquiver et à s’échapper. Il devenait ainsi insaisissable pour les pouvoirs constitués et capable aussi de se mettre au-dessus de nos contradictions sanglantes.

Al Jarreau est un modèle d’homme libre. Il lui arrive de jouer avec des orchestres, mais sans dépendance ni aliénation. Cette voix s’est tue. L’acrobate s’est immobilisé. Mais cet homme restera toujours un homme digne de respect et d’amour.

Prof Sery Bailly

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