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Libre expression / LES PONTS ET LES ROUTES PEUVENT-ILS REMPLIR LES ASSIETTES EN CÔTE D’IVOIRE,  PERMETTRE LA RECONCILIATION ET FAVORISER LA STABILITE POLITIQUE ET LA COHESION SOCIALE ?

Mis à jour le 26 juin 2018
Publié le 26/03/2018 à 7:56

Décryptage du dossier consacré à la Côte d’Ivoire par la revue Politique Africaine (décembre 2017, n° 148)

            Publiée par les éditions Karthala, Politique africaine est une revue pluridisciplinaire d’analyse du politique en Afrique. La livraison de décembre 2017 est consacrée à la Côte d’Ivoire avec un dossier complet : « La Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara ». L’introduction à ce dossier (1), rédigée par Francis Akindès (Université Alassane Ouattara, Bouaké, Chaire de Bioéthique UNESCO) s’intitule : «  On ne mange pas les ponts et le goudron : les sentiers sinueux d’une sortie de crise en Côte d’Ivoire ». Cette introduction est complète, car elle embrasse tous les sujets liés à l’accession au pouvoir d’ADO. Le titre choisi nous renvoie au paradoxe de la Côte d’Ivoire sous Alassane Ouattara : « On ne mange pas les ponts et le goudron ». « Les ponts et le goudron » symbolisent la réussite économique du pays, qui n’est plus un Etat failli. « On ne mange pas les ponts et le goudron » instruit le procès d’une croissance qui n’est pas suffisamment inclusive et de réformes qui ne profitent pas à l’assiette des Ivoiriens.

            Le contexte politique

            Il ne m’appartient pas de porter un jugement sur la politique ivoirienne, ses soubresauts de 1999 à 2010 et son évolution de 2010 à 2018. Deux évidences pourtant : à l’instabilité politique des années 1999-2010, avec un coup d’Etat, une grave crise politico-militaire et une crise post-électorale, a succédé une période de réelle stabilité politique avec l’accession au pouvoir d’Alassane Ouattara à travers le RHDP. Selon Francis Akindès, cette période de stabilité a permis de « reconstruire la légitimité de l’Etat », « redéployer une administration déstructurée et pillée » par la succession des crises, « relancer l’appareil économique », jusque-là « fortement affecté par la crise socio-politique ». Mais, toujours selon Francis Akindès, des incertitudes demeurent, car rien n’est définitivement réglé sur le fond des clivages identitaires et des fractures territoriales, avec des pratiques qui demeurent discriminatoires. La Côte d’Ivoire de l’Après 2010-2011 est toujours en construction avec des questions politiques qui, dans la perspective de 2020, reviennent au premier plan. Selon Francis Akindès, « la rhétorique de l’Etat sur ses performances économiques et le retour de la Côte d’Ivoire sur la scène internationale entrent en contradiction avec le sentiment dominant dans le pays » de l’aggravation des fractures sociales et culturelles, sentiment qui nourrit l’instabilité politique. Aujourd’hui, si l’on écoute les Ivoiriens, rien ne semble véritablement apaisé sur la scène politique nationale, ce qui se vérifie avec une grogne sociale et des actes de violences sporadiques, un sentiment d’injustice sociale qui prospère dont les marqueurs sont les insubordinations militaires, les conflits intercommunautaires liés au foncier, la grève des fonctionnaires et les « émeutes » de l’électricité ». La problématique sociale est devenue centrale.

            L’économie peut-elle faire « oublier » la politique ?

            La question est implicitement posée par Francis Akindès pour qui l’option néolibérale choisie par Alassane Ouattara a été une tentative de faire « oublier » la politique. Rien de nouveau en réalité, car Alassane Ouattara s’inscrit dans le droit fil d’un héritage qui est celui d’Houphouët-Boigny et d’Henri Konan Bédié, tous deux appartenant à une même école de pensée, celle de la libéralisation volontariste de l’économie. Houphouët-Boigny avait « la même obsession dans la recherche de la croissance » qu’Alassane Ouattara. Dans un contexte différent, celui du « miracle ivoirien », Houphouët-Boigny, qui n’était pas socialiste, tempérait son libéralisme en pratiquant une politique de redistribution à coups de subventions en faveur des populations défavorisées.  La contrainte des ajustements structurels a empêché Bédié de poursuivre dans la voie de la redistribution. Ouattara, dans un contexte qui est celui de la mondialisation marchande et des guerres économiques, – et l’Afrique ne peut pas se tenir à l’écart du monde -, a fait le choix d’une option résolument néolibérale différente de celle d’Houphouët-Boigny, misant d’abord sur le marché, ce qui réduit le périmètre de l’État-social. Les pays occidentaux comme la France sont dans la même situation. Cet affaiblissement de l’État-social se traduira, entre 2018 et 2020, par le retour du politique. Constat : l’économie ne peut faire oublier le politique. Elle ne peut, pendant un moment donné, que « geler » la question politique. La perspective de 2020 va accélérer « l’aspiration collective à un changement qualitatif des conditions de vie » et se traduire par un retour du politique.

            « Quand la réalité des assiettes défie les statistiques économiques »

            Aujourd’hui, selon la formule de Francis Akindès, en Côte d’Ivoire, « la réalité des assiettes défie les statistiques économiques ». Au plan économique, tous les indicateurs sont au vert : une croissance forte, 2 millions d’emplois créés, des routes et des ponts, etc. Le pays n’a aucune difficulté à lever des fonds auprès des bailleurs internationaux (2). Il réapparaît sur les écrans-radar de la scène internationale en entrant, comme membre non-permanent, au Conseil de sécurité de l’ONU.

            Il est évident que l’on « ne mange pas les ponts et le goudron », mais, sans ponts et sans routes, on ne mange pas. Le choix assumé du néolibéralisme par Alassane Ouattara ne doit pas lui faire oublier les réalités politiques d’un pays encore fortement marqué par les crises politico-militaires successives. Aucun parti, membre de la coalition du RHDP, n’a intérêt à confisquer à son seul profit le dialogue politique, ce qui conduirait à le bloquer. Ce dialogue doit être élargi, comme doit être repris le dialogue entre le gouvernement et les Ivoiriens, afin de lever les malentendus sur la politique suivie. L’économie ne peut pas être « une machine antipolitique ». Que pèse le symbole du troisième pont d’Abidjan face à l’aggravation des fractures sociales et la baisse du pouvoir d’achat ?

            C’est dans les interstices de la grogne sociale que se glissent les offres mortifères de la politique politicienne à courte vue. A Ouattara et à Bédié de voir loin, sans oublier l’action présente au plus près du terrain. Faut-il rappeler que, selon la BAD, la part cumulée des emplois vulnérables et des chômeurs atteint, en Côte d’Ivoire, un taux de 70 à 90 % ? (3)

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(1)   Revue Politique Africaine, décembre 2017, n° 148, Dossier consacré à la Côte d’Ivoire. Introduction rédigée par Francis Akindès, pp. 5-26.

(2)   Idem, Introduction de Francis Akindès, pp. 7-8.

(3)   BAD, Perspectives économiques en Afrique, Edition 2018.

 

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