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La tentation du bien / Sery Bailly

Mis à jour le 1 janvier 2019
Publié le 14/02/2017 à 8:26

Tzvetan Todorov vient de mourir à l’âge de 77 ans. D’origine bulgare, il était reconnu comme intellectuel français. Je ne partageais pas ses choix politiques. Je n’avais pas la même expérience historique que lui et n’avais pas les mêmes raisons de me ranger à droite sur l’échiquier politique. Il se considérait comme libéral, démocrate et insoumis.

Je le respectais en tant qu’intellectuel. J’ai beaucoup apprécié, entre autres, son livre Mémoire du mal, tentation du bien (2000). Ce livre est arrivé au monde dans la même période que l’instabilité ivoirienne. On ne peut donc s’étonner si je l’ai souvent cité dans le cadre de la crise ivoirienne. Quand les Européens parlent du mal, ils pensent au nazisme et au totalitarisme. Pour nous ce sont-là sans doute des maux lointains.
Il a donc subi le parti unique sous les communistes. Nous l’avons subi sous un parti qui, sans avoir la même orientation, avait des méthodes comparables. Je ne dis pas semblables mais comparables. 
Au moment où il quitte ce monde, je me rends compte que nous Ivoiriens sommes fascinés par la mémoire du mal davantage que par la tentation du bien. La première agit au moins de deux manières. 
Il y a d’une part, le cas de ceux qui sont victimes. Parmi celles-ci on peut distinguer les victimes dites de l’ivoirité, de délit de patronyme, de marginalisation politique et économique. Elles aussi ont fait des victimes. Chacun est donc victime selon la période considérée et la profondeur de sa mémoire ! Une mémoire à géométrie variable ou à trous, qui ne se souvient que de ses seules souffrances à soi, qui oublie sa part de responsabilité ne peut servir à notre salut collectif. 
Il y a d’autre part, ceux qui se considèrent comme victimes d’injustice, soit parce que des promesses n’ont pas été tenues, soit parce qu’ils ont été omis ou oubliés dans la liste de bénéficiaires de primes ou de la générosité de l’Etat. Il faut de la mémoire pour comparer !
Il y a plusieurs types de mémoire. Les mémoires héroïque, rancunière, et intéressée s’opposent à la mémoire généreuse. Celle-ci accepte de pardonner même si elle ne veut pas oublier ou cesser tout simplement d’être mémoire. Elle se souvient aussi des bienfaits. Si la mémoire peut servir, Todorov critique ce qu’il appelle « mémoire du mal ».
En effectuant cet exercice de mémoire, comment peut-on parler de corde dans la maison du pendu sans que ses enfants ne se remettent à pleurer ? Quel que soit le bout par lequel on le prenne, nous sommes en train de tourner le couteau dans notre plaie nationale.
La mémoire nous rappelle qu’on juge les uns tandis d’autres seront jugés plus tard, s’ils doivent l’être un jour. Simple question de « séquences » juridiques, nous a-t-on dit. Qui a les moyens de refuser celles-ci ? Tout le monde veut la justice et personne ne souhaite le chaos. Les mutineries de la conscience et celles des fusils résultent de la même impatience, je suppose. Soyons donc tous patients !
Même s’il faut la considérer comme un devoir, la mémoire du mal nous dessert. Elle ne fait que rappeler les blessures reçues – victimes de toutes ethnies et régions, de tous les partis et de tous les temps – ou infligées par l’ensemble des victimaires qui revendiquent reconnaissance et rétribution. Desmond Tutu dit que nous serons tous aveugles mais nous serons également tous édentés avec le « dent pour dent » et handicapés pour le « mangement » !
Ayant finalement entendu la chanson de Bloco, je peux dire qu’il n’a tiré sur personne mais il a interpelé des autorités en position de résoudre les problèmes qu’il a relevés. Mes cheveux se sont hérissés sur ma tête quand j’ai lu dans un journal que j’ai tiré sur le pouvoir. J’ai sans doute joué à « l’aggrave-affaire », comme on dit chez nous. C’est mon rôle d’intellectuel qui veut rendre plus visible et plus audible ce qui doit être vu et entendu. Comment puis-je tirer quand je déplore qu’on tire ? Les Ivoiriens sont habitués à s’écrier « ça tire » ou « ça tire encore ». Même quand on tire en l’air, il est normal qu’ils soient effrayés car ils ne sont pas encore sortis de leur traumatisme. Le tonnerre ne peut plus gronder tranquillement sans qu’ils ne croient que « ça tire encore ! »
En disant que je n’ai tiré sur personne, peut-être que je deviens un apostat, un « tire au flanc » ! Je dis que je n’ai pas tiré. Arrêtons de tirer ! Il est vrai que Dadié considère son stylo comme une arme. Elle n’est pas une arme à feu mais à étincelle qui éclaire. Elle ne tue pas, elle n’effraie même pas ! Elle ne blesse pas les corps, rien que les ego. Quiconque veut lire et se réformer peut le faire ou refuser s’il le souhaite. On ne meurt pas de la critique des stylos. 
Le révolutionnaire français Danton aurait dit qu’il préférait être guillotiné que guillotineur. Il n’avait pas que deux choix : guillotiner ou être guillotiné. Je ne veux guillotiner personne ni être guillotiné par qui que ce soit. Danton, pour moi, représente la vie et nous devons tous travailler à la protéger, l’améliorer et la prolonger. Je viens rappeler que Todorov nous recommande de tourner le dos à la mémoire du mal pour nous laisser séduire par la « tentation du bien », chance de notre progrès collectif.
Nous savons tous ce qu’est le bien. Toutes les coutumes, religions, philosophies, et idéologies nous l’enseignent ou nous le rappellent. Deux exemples viennent à l’esprit. D’une part, il s’agit de protéger l’autre Abel et de faire pour lui et envers lui tout ce qu’on doit faire pour un frère. En disant « Suis-je le gardien de mon frère ? », Caïn montre qu’il sait qu’Abel est son frère. Et pourtant ! Sa question coupable peut se traduire par « Dois-je faire du bien à mon frère ? » A quoi sert-il d’être des frères si cela n’entraine aucun devoir ? 
D’autre part, la mère authentique, celle qui a refusé devant Salomon que son enfant soit coupé en deux, doit nous inspirer. La mémoire des douleurs de l’enfantement a accompagné la priorité accordée à la vie et à l’avenir. Salomon a eu raison de l’écouter.
Malheureusement, le bien n’est ici qu’une tentation. On ne saurait le revendiquer ni l’exiger au tribunal. On ne peut l’imposer avec des kalaches ni même des canifs. C’est chacun face au tribunal de sa conscience ! On peut imaginer que Todorov souhaite que le bien, en tant que tentation, vienne dépasser le mal en puissance ou capacité d’attraction. Autant nous cédons facilement au mal et au malin, autant il voudrait que nous ayons la force de nous mobiliser pour le bien. Pourquoi le bien doit-il nous séduire, nous attirer, nous charmer au point d’en faire une passion, une culture ?
L’œil était dans la tombe et regardait Caïn avons-nous appris. Comment ce dernier pourrait-il vivre tranquille, sans toujours regarder derrière lui pour s’assurer qu’il n’est pas suivi ni poursuivi ? Comment être vu sans être pris de saisissement, disait Sartre à propos des persécuteurs des Noirs.
Parlons plus souvent de ceux des nôtres qui ont sauvé des gens pendant que nous nous étripions. Des gens qui n’étaient ni de leur région ni de leur religion ! Ce sont les héros authentiques que nous devons proposer à notre société ! Ils constituent le ciment d’un progrès durable.
Todorov était aussi un historien des idées. Quelles idées chez nous ? Malgré le printemps des journaux et des livres, quel débat d’idée chez nous ? C’est le vieux « qui est fou ? » qui continue de structurer nos consciences. La phrase « On ne fait pas de passe à l’adversaire » vient de loin et nous continuons d’en respecter le principe. 
La mémoire me dit que c’est un adversaire, le bien répond que c’est un frère. Si on n’écoute pas la voix du bien, chacun sera persuadé que son égoïsme est légitime. L’homme sera panthère pour l’homme, comme dit Zadi le chroniqueur, dès lors que nous n’avons pas de loup chez nous. « Chacun pour soi Dieu pour tous » est une formule hypocrite pour apaiser la conscience des plus forts. 
Il est vrai que la tentation du bien peut aussi être dangereuse avec les radicalisés du bien, ses messies intolérants qui veulent nous sauver sans nous et malgré nous. Ils veulent qu’on soit à leur image et ne tolèrent pas la diversité des identités et des opinions. La sensibilité à l’altérité était l’un des thèmes préférés de Todorov.
Sortons de la guerre des mémoires (combien ai-je reçu par rapport à l’autre ?) pour entrer dans la rivalité pour le bien (comment ai-je contribué à la promotion du partage ?).

Sery Bailly

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